"A défaut de pouvoir faire oublier la perspective de la mort, la conservation-restauration des objets d'art ne sert-elle pas à fournir des lots de consolation ? La contemplation esthétique d'artefacts conservés et restaurés, dotés ainsi d'une permanence, constituerait un moment de répit, un sursis, dans l'inexorable avancée vers la fin. "
Les oeuvres de l’art contemporain conservées et visibles dans les musées, les FRAC ou autres institutions collectionneuses, sont particulièrement difficiles à préserver. En effet, beaucoup n’ont pas été techniquement prévues pour durer. Elles ont pu être voulues éphémères, comme elles ont été condamnées à l’impermanence à cause de la précarité de leur fabrication. Très souvent, ces oeuvres contiennent des matériaux qui n’ont pas été sélectionnés pour leur bonne stabilité dans le temps. Elaborées à partir de matériaux nouveaux dont la longévité a été éprouvée peu ou prou, et/ou de procédés approximatifs sans maîtrise, elles se révèlent très instables dans le temps. Créées à partir de presque tout support, matériau ou objet, ces productions peuvent être aussi permanentes que le béton mais aussi éphémères qu’un nuage de fumée. Les oeuvres peuvent également impliquer des technologies qui deviennent très rapidement obsolètes. Les nouvelles œuvres d’art médiatique par exemple, peuvent être considérablement modifiées sitôt leur migration vers de nouveaux supports et systèmes. De nombreuses productions ont été créés ou instaurées pour des espaces d’exposition particuliers et peuvent subir un changement de leur sens quand elles sont déplacées dans d’autres contextes. Afin de fonctionner, certaines oeuvres nécessitent une performance spécifique de l’artiste ou une certaine activité voire une activation de la part du public, et ne sont donc pas assimilables à un événement.
Dès lors la dégradation de ces oeuvres soulève des questions difficiles et pose des problèmes complexes à leurs dépositaires et aux conservateurs-restaurateurs qui sont sollicités pour tenter d’y apporter des réponses et des solutions.
- Peut-on se permettre de prolonger l’existence d’une oeuvre en dépit de l’intention de son auteur ?
- Faut-il privilégier l’apparence originale d’une oeuvre ou la présence de ses matériaux d’origine ?
- A partir de quel seuil de détérioration une oeuvre est-elle déclarée perdue ?
- A quelles conditions la réalisation d’une réplique ne sera pas considérée comme un faux ?
- Quelle valeur conférer à la parole de l’artiste encore vivant et détenteur de la propriété intellectuelle de son oeuvre ?
- Peut-on envisager des mesures de prévention d’un processus de dégradation prévisible sur une oeuvre et si oui, lesquelles ?
Les objets ethnographiques séjournent dans des « cénacles » spécialement dédiés aux cultures et sociétés géographiquement et temporellement plus ou moins lointaines auxquelles ils réfèrent. Ils constituent l’autre champ privilégié par la recherche à l’ESAA, car ces artefacts demandent eux aussi réflexion à propos des représentations, des discours et des usages actuels au cœur desquels ils sont impliqués. Ce sont des artefacts qui ont été « récoltés » auprès de communautés autochtones du monde entier. Ils sont des objets matériels qui participaient d’un système ou d’un jeu de rapports sociaux qui nous est lointain. La relation à un objet est donc révélatrice de celles qui tissent une société, des plus intimes aux plus partagées. L’analyse de l’usage d’un objet dans une situation sociale et historique, parvient à mettre en lumière des processus et phénomènes divers, tels que la réunion du couple, les échanges intra et inter familiaux, les représentations de soi, la dynamique identitaire d’un groupe social … En effet, les objets contribuent à la socialisation, à la construction d’un sujet, acteur social en lien avec son milieu comme avec les autres qui forment la société, et à son évolution tout au long de son parcours vital. L’objet constitue en outre une véritable ressource dans une interaction, par son utilisation et son originalité créative. Les objets ethnographiques sont aussi des protagonistes de leur temps en endossant la condition vintage, kitsch, collector, ou encore du marqueur générationnel ou civilisationnel au musée. Ils permettent ainsi la construction d’un temps historique. Quand ils portent les traces du geste, ils sont capables de mesurer le temps de l’expérience et renseignent sur des modes de vie. Après une enquête à caractère ethno-sociologique (ou anthropologique), un objet d’apparence banale, triviale, nous apparaît doté de propriétés sociales.
La plupart de ces objets a été fabriquée à partir de matériaux organiques d’origines végétale et animale, ainsi que de substances inorganiques comme les métaux, le verre, la céramique et des pigments minéraux ; organique et inorganique sont susceptibles d’être combinés sur le même artefact. Ces composants peuvent être des matériaux locaux et traditionnels, ou peuvent avoir été obtenus par l’échange. Ils comportent parfois des matériaux modernes tels que les plastiques. Beaucoup de matières et matériaux découverts dans la composition des objets ethnographiques extra-européens ( suie, tanin, peau, corne et poils d’animaux, … ) peuvent nous être parfaitement inconnus. Les objets sont souvent en manque de documentation sur la façon dont ils ont été produits, utilisés, et collectés. Il est donc d’autant plus important de conserver rigoureusement toute information qu’ils contiennent. Dès lors qu’on leur a incorporé des restes humains tels que des dents, des os ou des cheveux, ou qu’ils étaient dotés d’un caractère rituel ou sacré, certains peuvent soulever des questions épineuses d’ordre éthique. Beaucoup d’entre eux initialement destinés à des fonctions utilitaires, font aujourd’hui l’objet d’admiration pour leurs qualités esthétiques.
- La conservation-restauration doit elle rendre compte de ce transfert d’un statut à un autre ?
- Comment le peut-elle quand les valeurs propres à l’un et l’autre entrent en conflit ?
- Sachant que, la plupart du temps, la muséographie patrimoniale élude la fonctionnalité des objets instrumentaux, peut-on envisager de la « restituer » et à quel prix ?
- Comment envisager de « nettoyer » un objet ethnographique présentant un aspect « sale », en distinguant certains dépôts découlant de l’utilisation originale (suie, résidus alimentaires, substances rituelles) de ceux provenant d’usages postérieurs et exogènes ?
- Comment consolider un objet sans entamer la fragilité qui lui est inhérente ?
En Europe, la volonté de théoriser la conservation-restauration s’est manifestée un siècle après l’émergence de la professionnalisation de cette activité, dans la seconde moitié du XIXe siècle pour aboutir à la proposition de Cesare Brandi diffusée au début des années soixante du XXe siècle. Or ce qui en résulte, émane d’une conscience patrimoniale institutionnelle ne concernant principalement que le corpus des productions traditionnelles délimité par le système des Beaux-arts. C’est pourquoi les dilemmes formulés ci-dessus manifestent avec force les nouveaux défis de la conservation-restauration de l’art contemporain, des biens culturels ethnographiques, de la notion de patrimoine même et de la recherche théorique auxquels ils enjoignent.
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Crédits ESAA: M. Maire / actualisation: 06.2016